Ophtalmologues VS opticiens

Le projet de loi relatif à la Consommation fait débat entre les professionnels de santé. Le Syndicat National des Ophtalmologistes de France (SNOF) appelle les législateurs “à prendre la mesure de l’impact de plusieurs amendements économiques sur la santé visuelle des Français”. Avant que les débats ne reprennent lundi 27 janvier, le Dr Jean-Bernard Rottier publie une lettre ouverte à l’attention du ministre Benoît Hamon et des sénateurs :
La lettre du SNOF :
“Je m’étonne de voir revenir, à l’issue de l’examen du projet de loi relatif à la consommation par la commission des affaires économiques du Sénat, des dispositions précédemment écartées par l’Assemblée Nationale. Deux d’entre elles m’inquiètent plus particulièrement :
– la mesure de l’écart inter-pupillaire, imposée aux ophtalmologistes, dont ce n’est pas le métier ;
– l’extension de la validité de l’ordonnance à 5 ans, laissée à la libre appréciation de l’opticien… dont ce n’est pas non plus le métier.
Ce revirement de situation est aberrant, d’autant qu’avec le texte finalement adopté par l’Assemblée Nationale en décembre dernier, nous allions dans le bon sens : il respectait les problématiques de santé publique et il était cohérent avec le plan que nous sommes en train de mettre en oeuvre pour lutter contre les délais d’attente et fluidifier la filière visuelle tout en gardant un dépistage satisfaisant des pathologies ophtalmologiques. En tant que Président du Syndicat National des Ophtalmologistes de France, je me dois de vous dire que vous faites fausse route.
Première aberration : vous insistez pour nous imposer la mesure de l’écart inter-pupillaire et son inscription sur les ordonnances de lunettes. Ce faisant, vous allez augmenter les difficultés d’accès à l’ophtalmologiste : cette mesure consomme 2-3 minutes par patient, soit 30 minutes par jour et par praticien. A raison de 10 millions d’ordonnances de lunettes par an, cela équivaut à monopoliser plus de 200 équivalents temps plein d’ophtalmologistes. Ou, pour le dire autrement, à supprimer 2 ophtalmologistes par département ! A l’heure où les délais d’attente de notre profession battent des records en raison de la pénurie de praticiens (+ de 100 jours d’attente en moyenne pour un rendez-vous), les Français seront sans doute ravis d’apprendre cette bonne nouvelle.
Mais l’ironie ne s’arrête pas là : tous les magasins d’optique sont déjà équipés pour réaliser la mesure de l’écart pupillaire car les opticiens effectuent systématiquement cette mesure avant la réalisation de lunettes. Pour la connaître, les patients peuvent la demander à leur opticien car ils l’ont payé lors de l’achat de leur équipement. Pourquoi vouloir imposer aux médecins, déjà surchargés, ce qui relève de la compétence des opticiens et qui se révèlera inutile dans l’immense majorité des cas ?
Que ce soit dit : nous ne consacrerons pas 30 minutes par jour à cette mesure, au détriment de patients qui ont besoin d’être soignés. Nous avons ainsi un devoir de désobéissance : nos patients sont prioritaires et nous aurons leur soutien.
Deuxième aberration : vous imaginez qu’étendre le délai de validité de l’ordonnance de trois à cinq ans va résoudre la question des délais d’attente. Vous écrivez, dans l’exposé des motifs, qu’« aucune donnée ne laisse à penser que le relèvement de trois à cinq ans de la faculté d’adaptation des opticiens-lunetiers présenterait un risque en termes de santé publique ». Mais avez-vous pris la peine de vous renseigner ? Si vous aviez interrogé l’Académie de Médecine ou la Haute Autorité de Santé, elles vous auraient donné les références d’études épidémiologiques internationales qui montrent la nécessité d’être vu par un ophtalmologiste tous les 2 ans, à partir d’un certain âge et compte tenu des antécédents de la personne, pour dépister les maladies asymptomatiques pouvant avoir des conséquences irréversibles, comme le glaucome ou la DMLA. Le passage au délai de validité de 3 ans, en 2007, n’a en rien permis de soulager les délais d’attente car l’ajustage de verres correcteurs n’est certainement pas le motif premier de consultation. L’extension à 5 ans n’a aucune chance d’avoir un impact plus fort mais en revanche retardera le diagnostic des maladies oculaires
graves. Quelle est l’étape suivante : supprimer la nécessité de l’ordonnance ainsi que tout dépistage précoce des maladies oculaires ?
Alléchés par la promesse d’un vendeur de lunettes en ligne, qui vous fait miroiter le chiffre insensé d’« 1 milliard d’euros de pouvoir d’achat rendu aux Français », il me semble que vous avez perdu tout sens critique.
Vous voulez utiliser notre caution médicale pour valoriser une solution de vente en ligne qui va détruire le secteur de l’optique traditionnelle, que vous ne parvenez pas à réguler. Or, pour diminuer le coût des lunettes, des mesures simples existent. Interdire la publicité, par exemple, permettrait d’économiser 60€ par équipement ! (soit « 600 millions de pouvoir d’achat rendus aux Français », puisque l’heure est aux calculs inconsidérés).
Enfin, je fais encore une fois le triste constat que c’est dans le cadre d’une loi sur la consommation, que l’on tente de modifier l’exercice d’une profession médicale, et cela sans consultation des autorités compétentes ou même de la Commission des Affaires Sociales. La seule préoccupation de la représentation nationale devrait être la défense de la santé des Français et non pas la promotion d’un circuit de commercialisation particulier.
Mais nous ne sommes pas dupes. Nous refusons d’acheter de nouveaux appareils inutiles à l’exercice de notre métier de médecins, et nous refusons d’inscrire une mesure sur les ordonnances qui s’avèrera superfétatoire dans l’immense majorité des cas, alors que nos salles d’attente sont pleines et que nous peinons à répondre aux urgences médicales.
Vos mesures sont déconnectées de la santé publique et de la réalité de terrain ; nous ne manquerons pas de le faire savoir à nos patients, qui sont vos électeurs.
Dr Jean-Bernard Rottier
Président du SNOF”